CHAPITRE IV - Une visite inattendue

 

Il fut décidé que les garçons coucheraient dans une écurie. M. Girard leur demanda s'ils voulaient des matelas ou si la paille et des couvertures leur suffisaient.

« La paille et les couvertures feront très bien l'affaire, dit François. Nous serons comme des rois.

— Nous aimerions bien coucher aussi dans l'écurie, Annie et moi, dit Claude. Vous permettez, monsieur Girard?

Annie le caressa, ses bons yeux le rendaient sympathique.

 

— Non, vous avez des lits, répliqua le fermier. Il y a des choses que les filles ne font pas… même celles qui ressemblent à des garçons, Claude!

— Moi, cela m'est déjà arrivé, dit Paulette. A la maison, quand nous avons des visiteurs, je m'installe dans l'écurie.

— Je plains les chevaux, riposta Claude.

— Pourquoi? demanda Paule.

— Tu les empêches sûrement de dormir en ronflant comme une toupie », dit Claude.

Paule poussa une exclamation de dépit et s'éloigna humiliée. Ce n'était pas sa faute, après tout, si elle ronflait.

« Ne te froisse pas! lui cria Claude. A t'entendre des autres chambres, on te prendrait vraiment pour un garçon.

— Tais-toi, Claude! ordonna Mick indigné.

— C'est à Paulette que tu devrais imposer silence, protesta Claude.

— Ne fais pas la sotte », dit François.

Furieuse de ces reproches, Claude sortit de la pièce d'un air de reine offensée, comme l'avait fait Paule quelques instants plus tôt.

« Mon Dieu! soupira Annie. C'est ainsi tout le temps. D'abord Paule, puis Claude; ensuite Claude, puis Paule! Elles se conduisent comme deux nigaudes. »

Elle alla visiter la chambre improvisée des garçons. On leur avait assigné une petite écurie où ils seraient seuls avec le cheval des gitans qui, la jambe bandée, sommeillait sur la litière. Annie le caressa; il n'était pas beau du tout, mais ses bons yeux le rendaient sympathique.

La paille ne manquait pas. Mme Girard avait apporté plusieurs couvertures. Les garçons auraient des couches moelleuses. Annie les enviait.

« Vous passerez simplement la nuit ici, dit-elle, et vous viendrez faire votre toilette à la maison… Comme ce foin et cette paille sentent bon! J'espère que Pompon restera tranquille et ne vous réveillera pas.

— Pas de danger, dit François. Après une journée au grand air, nous dormirons comme des loirs. Je me plais beaucoup dans cette ferme, Annie. C'est si calme et M. et Mme Girard sont si gentils ! »

Claude passa sa tête à la porte. « Je vous prêterai Dagobert si vous voulez, dit-elle, désireuse de rentrer en grâce.

— Tiens, Claude! Non, merci. Je ne tiens pas particulièrement à ce que ce vieux Dago tourne en rond sur moi toute la nuit, dit François. Regardez, il me montre comment il faut faire un trou dans la paille avant de s'y coucher. Dago, veux-tu sortir de mon lit! »

Dagobert grattait énergiquement avec ses pattes, comme s'il voulait s'enfouir dans cette masse douillette et odorante. Il leva la tête vers François.

« Il rit », dit Annie.

On aurait juré, en effet, qu'il riait. Annie le caressa; il lui lécha la joue et se remit à la besogne

Quelqu'un arrivait en sifflant. « Voici deux oreillers de la part de Mme Girard; elle a dit que vous en auriez besoin.

— Merci beaucoup, Paule, dit François en les prenant.

— C'est très gentil de les apporter, Paulette, dit Claude.

— C'est un plaisir pour moi, Claudine », riposta Paule. Les garçons éclatèrent de rire.

Par bonheur une cloche sonna pour annoncer le dîner. Les Cinq se dirigèrent vers la ferme. Le goûter était oublié depuis longtemps.

Le soir, avant de se mettre à table, les filles devaient remplacer leur short ou leur pantalon par une tenue plus féminine. Annie, Paule et Claude se dépêchèrent de se changer. Mme Girard leur accordait toujours dix minutes de grâce, mais tout le monde devait être dans la salle à manger quand le second coup de cloche retentissait.

Claude mit un joli chemisier et une jupe qui s'harmonisaient très bien avec ses cheveux bouclés mais Paule paraissait mal à l'aise et empruntée dans sa robe.

« Tu ressembles à un garçon déguisé », dit Annie.

Paule prit cela pour un compliment et Claude décocha un regard furieux à sa cousine. Pendant le repas, Paule raconta ses exploits.

Elle avait trois frères et entreprenait en leur compagnie de longues expéditions; à l'en croire, elle les dépassait en agilité et en vigueur. L'été précédent, ils avaient parcouru les Pyrénées à bicyclette.

« Vous avez fait la course avec Roland sur son cheval blanc et vous êtes arrivés les premiers? demanda Claude d'un ton sarcastique.

Paule fit la sourde oreille et continua à décrire ses prouesses : pêches miraculeuses, canotage, ascensions; il y avait là de quoi remplir une vie tout entière.

« Vous auriez dû être un garçon, Paule », dit Mme Girard.

Paule sourit de plaisir. C'était exactement la remarque qu'elle souhaitait.

« Vous êtes arrivée avant tout le monde au sommet de l'Everest, c'est entendu, dit M. Girard fatigué de ce bavardage. Maintenant, finissez ce que vous avez dans votre assiette. »

Claude éclata de rire… Elle ne trouvait pas la plaisanterie très drôle, mais elle ne pouvait perdre une occasion de se moquer de Paule. Penaude, Paule engloutit sa viande et ses légumes en un temps record. Elle n'aimait rien tant que de se vanter d'actions extraordinaires. Claude n'en croyait pas un mot, mais François et Mick ne pouvaient s'empêcher d'admirer cette fille souple, vigoureuse et hardie.

Après le dîner, les filles se partagèrent les besognes ménagères pendant que les garçons faisaient une dernière tournée dans la ferme avec M. Girard. Paule se dépêcha de troquer sa robe contre son short; elle se tenait loin de Claude dont elle craignait les réflexions acerbes tout en feignant de les mépriser.

L'heure de se coucher vint enfin. François et Mick, en pyjama et en robe de chambre et bâillant à se décrocher la mâchoire, se rendirent dans leur écurie.

« Vous avez vos lampes électriques? demanda Claude qui les avait escortés avec Annie. Impossible de se servir de bougies; ce serait dangereux avec toute cette paille. Bonsoir, dormez bien. J'espère que cette sotte de Paulette ne se lèvera pas à l'aube demain matin et ne viendra pas siffler dans la cour.

— Cette nuit, en tout cas, rien ne pourra me réveiller », dit François qui s'allongea sur la paille et ramena une couverture sur lui. « Oh! quel lit! Jamais je n'en ai eu de meilleur! »

Les filles se mirent à rire de son air béat. « Dormez bien », dit Annie. Suivie de Claude, elle se dirigea vers la maison.

Bientôt toutes les lumières s'éteignirent dans la ferme. Dans sa petite chambre, Paule ronflait comme d'habitude. Annie et Claude l'entendaient de loin : Rrr... rrr... rrr.

« Ah! cette Paulette! dit Claude. Quel vacarme elle fait! Je ne veux pas qu'elle vienne avec nous demain… Tu entends, Annie?

Pas très bien, murmura Annie dont les yeux se fermaient déjà. Bonsoir, Claude. »

Dagobert avait pris sa place accoutumée sur les pieds de Claude. Après une longue journée passée à poursuivre les lapins, il avait bien besoin de repos, mais, dans ses rêves, il continuait à chasser et faisait des hécatombes de gibier.

Bien au chaud dans leur tas de paille, les deux garçons dormaient paisiblement sans entendre le petit cheval qui s'agitait près d'eux. Un hibou en quête de souris vola au-dessus du toit et poussa un ululement perçant dans l'espoir d'effrayer une proie qu'il emporterait dans ses serres. François et Mick ne s'en doutèrent pas. Des marmottes n'auraient pas eu un sommeil plus profond.

Soudain Pompon, le cheval, dressa les oreilles et leva la tête vers la porte fermée. Le bouton tournait lentement. Quelqu'un cherchait à entrer le plus silencieusement possible. Qui donc? Mario? Pompon l'espérait. Tous les deux formaient une paire d'amis et s'ennuyaient quand ils étaient séparés. Mais Pompon n'entendit pas le reniflement familier qui signalait l'arrivée du petit gitan.

La porte s'ouvrit peu à peu sans grincer et laissa voir le ciel criblé d'étoiles. Une silhouette se détachait en noir sur le bleu profond de la nuit.

Un homme pénétra dans l'écurie et chuchota : « Pompon! » Ce n'était pas la voix de Mario, mais celle de son père. Pompon détestait Castelli qui distribuait trop généreusement les coups de pied et les coups de fouet, et il se demandait ce qui l'amenait à cette heure indue.

Le bohémien ignorait que François et Michel couchaient dans l'écurie. Il s'était efforcé de ne faire aucun bruit, car d'autres chevaux dormaient peut-être près du sien et, réveillés en sursaut, ils pourraient hennir et alerter les gens de la ferme. Le gitan n'avait pas de lampe électrique, mais ses yeux perçants repérèrent immédiatement Pompon. Il se dirigea vers lui à pas de loup et trébucha sur les pieds de François qui fut aussitôt tiré de son sommeil.

« Qui va là? »

Le gitan se blottit près de Pompon et garda le silence. François se demanda s'il n'avait pas rêvé. Mais sa cheville était endolorie. Ce n'était donc pas une illusion. Le jeune garçon saisit le bras de Michel et le secoua.

« Où est la lampe électrique? Regarde… La porte est ouverte. Vite, Mick, la lampe! »

Mlick finit par la trouver et l'alluma. D'abord ils ne virent rien, car le bohémien s'était accroupi dans le fond de la stalle de Pompon. Puis le rayon de la lampe tomba sur lui.

 « Là! cria François. C'est le père de Mario! Allons, levez-vous. Que venez-vous faire ici en pleine nuit? »